Le citoyennisme comme expression des limites du mouvement
et comme offensive idéologique du capital

«La création de la plus-value absolue (domination formelle) a pour condition que le cercle de la circulation s’élargisse continuellement. La tendance à créer un marché mondial est donc donnée immédiatement dans le concept-même de capitalisme. Le Capital tend à substituer la production fondée sur le capital aux modes de production précédents et de son point de vue primitifs.
D’autre part, la production de plus-value relative (domination réelle) nécessite la production d’une nouvelle consommation : nécessite que le circuit de la consommation à l’intérieur de la circulation s’élargisse de la même manière que s’élargissait précédemment le circuit de la production. En premier lieu, expansion quantitative de la consommation existante ; en second lieu création de nouveaux besoins à travers la diffusion de ceux existants dans un cercle élargi ; en troisième lieu, productions de nouveaux besoins et création de nouvelles valeurs d’usage. La formation de toutes les caractéristiques de l’homme social et la production de celui-ci dans la mesure du possible comme homme riche de besoins parce que riche de qualités et de relations, tout cela constitue les conditions de la production basée sur le capital.»

        Marx, Grundrisse, vol. I

La revendication de plus de démocratie et d’humanisme dans la gestion des affaires publiques a longtemps été l’exclusive de la bourgeoisie éclairée : la participation et la prise en compte de tous au système d’exploitation devant permettre l’expansion extensive et intensive du processus production-circulation-consommation. La prédominance de ce mode de gestion qui accompagne les restructurations – c’est à dire la victoire du point de vue social-démocrate – à l’échelle quasi planétaire dans les années 80 est concomitante avec la disparition de la vieille classe ouvrière et l’apparition d’un nouveau sujet politique central : les classes moyennes (sans que l’on puisse vraiement déterminer lequel des deux phénomènes accouche de l’autre). Ces nouvelles strates de producteurs-consommateurs ayant totalement intégré la valeur du système et ayant été intégrées par elle (réification, fétiches compatibles) prétendent activement à jouer pleinement leur rôle de citoyens. Elles font émerger des thématiques de régulation sociale : environnement, participation, anti-racisme de caste, tiers-mondisme humanitaire.

Parallèlement à ce phénomène, la lutte de classe n’ayant pas été abolie avec la proclamation de la fin de l’histoire, des ilots de résistance se développent face aux restructurations mais se trouvent dans une impasse due à l’absence de toute perspective : les restructurations capitalistes ont bouleversé les rapports de force tant au niveau de la production que du territoire. Pour l’État et le Capital il s’agit alors de parachever ce processus en délitant les communautés et les solidarités qui persistent : démantèlement des grands centres de production, quadrillage social et policier (à l’époque ce n’est pas encore totalement synonyme) des quartiers et cités populaires, développement de structures caritatives institutionnelles ou non.

L’idéologie citoyenniste est née. Au départ artificiellement imposée à travers les cercles de qualité dans les entreprises, SOS Racisme et le nouveau clientélisme (le “tissus associatif”) dans les banlieues, les Restos du C¦ur et le DAL sur les marges ; elle se heurte à la vieille culture de résistance et n’existe que contre elle. Par la suite (dans le milieu des années 90) elle réussira à s’infiltrer un peu partout parce qu’elle remplit un vide laissé par la déconfiture du vieux projet socialiste historique – vide de perspectives globales et vide de liens entre les différentes luttes toujours plus atomisées et incapables de ce fait d’opposer le moindre rapport de force – et qu’elle est la seule médiation permettant, à travers la composition avec l’ennemi, d’obtenir des “victoires” immédiates bien que partielles. Victoires formelles que le capital et l’État transforment presque simultanément en défaites réelles : reclassement-formation, 35 heures, loi sur le logement, carte de séjour de 1 an, etc.

Les grands mouvements de ces dernières années ont rendu patent que face à la moindre lutte se dressent la toute puissance des lois économiques et la force armée de l’État et donc qu’aucune réforme partielle dans le sens de “plus d’humanité” n’est réalisable et que la remise en cause de la nature-même et des logiques du système se pose immédiatement. Parce qu’également à chaque revendication partielle le discours dominant oppose les intérêts de l’entière formation sociale, qu’au discours citoyen s’oppose la réalité concrète de la citoyenneté.
Ce qui a rendu visible la défaite programmée de chaque lutte sectorielle, a mis également en lumière la nécessité d’une extension “globalisante” de celle-ci, de son recadrage dans un “projet de société”. Depuis les grèves de 95, les mouvements sociaux sectoriels (luttes des sans-papiers, des chômeurs, anti-OGM, ... mais aussi la plus petite lutte de faible ampleur) visent à englober et à se diffuser dans l’ensemble du corps social. Si elles prennent à parti formellement l’ensemble de la société (sous le vocable abstrait de “l’opinion publique”) et donc apparaissent comme très interclassistes, elles permettent également, sur le terrain et dans la réalité concrète, que les prolétaires s’y rencontrent et dépassent leur atomisation.

Le mouvement “anti-globalisation” est un conglomérat d’organismes para-institutionnels, de groupuscules dont certains s’auto-proclament anti-capitalistes, mais aussi de pratiquement l’entièreté des différentes luttes qui lui préexistaient. Ces luttes contiennent en elles un niveau énorme de confusion produit tant par la survie telle qu’elle est imposée aujourd’hui (le mode de production-circulation-consommation) que par l’omniprésence du bourrage de crâne idéologique... les plus mièvres illusions sur la démocratie y côtoient la peur panique face à la toute puissance terroriste de l’État ; la revendication “du droit” à participer à la gestion de ce monde alterne avec les discours sur l’inéluctabilité de la catastrophe écologique ; la promotion de l’organisation horizontale se juxtapose à une impossibilité de concevoir un fonctionnement autre que bureaucratique... et ces contradictions ne s’expriment pas spécifiquement en divergences entre “courants” qui s’affrontent mais traversent pratiquement chaque “individu”.
Malgré cela, ces luttes existent, se dissolvent, renaissent et dans leurs dynamiques elles dépassent (au moins un peu) cette confusion [peut-être même peut-on se risquer à affirmer que ce n’est qu’à l’intérieur d’une dynamique de lutte que cette confusion peut être dépassée]. Elles ne résolvent certes pas les contradictions qu’elles portent en leur sein, mais réussissent à se développer malgré les illusions qu’elles véhiculent... notamment sur la participation, la démocratie, bref sur une démarche empreinte de citoyenneté. Ces tendances peuvent et doivent être dépassées par le développement et l’aiguisement des luttes (balayette).

A l’intérieur du mouvement “anti-globalisation” est apparue une offensive idéologique qui bloque toute possibilité de dépassement, il s’agit du citoyennisme militant en tant qu’idéologie cohérente. Cette idéologie, produisant et reproduisant la sémantique et les valeurs de l’esclavage capitaliste, ramène toute confrontation dans le cadre du possible pour le système. Elle est évidemment l’ennemie déclarée de tout processus d’émancipation réelle et doit être combattue frontalement (coup de boule).


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