Commentaires critiques sur le texte L’lmpasse citoyenniste

Le démocratisme radical a envahi tout le champ de la "critique sociale", jusqu'à sa propre critique qui est en train de se substituer à celle du mode de production fondé sur le capital. Non seulement il occupe tout le terrain de la chronique des abominations de l'exploitation capitaliste, qu'il transforme en autant de scandalse, mais encore il suscite une critique du mode de production fondé sur le capital pour laquelle il devient en quelque sorte l'adversaire principal, celui par lequel le système tient encore. Toute critique du mode de production fondé sur le capital ne pourrait alors se faire que par le truchement de la critique du démocratisme radical.
La brochure "L' impasse citoyenniste - contribution à la critique du citoyennisme" est un des exemples les plus aboutis de cette problématique en affirmant d'emblée (p.1) que: "A travers le citoyennisme et parce que le citoyennisme y est contenu c'est l'ordre social tout entier qui sera remis en cause". Le citoyennisme étant défini (p.2) comme une idéologie incarnée dans une nébuleuse d’organisations, il s’agit de s'opposer à ces croyances et à son projet, de montrer son vrai visage, opposition qui prend nécessairement la forme du démasquage. La lutte contre le citoyennisme est centrale et elle s'opère pour l’instant, faute de mieux et dans l’attente d'un mouvement radical à venir, sur le mode de la dénonciation systématique de son funeste dessein : "humaniser le capital" (ibid.) pour mieux assurer sa survie.
Pour l’auteur de "L'impasse...", "les racines du citoyennisme sont à chercher dans la disparition du vieux mouvement ouvrier" (p.3), progressivement remplacé par le citoyennisme.
"L' intégration de la vieille communauté ouvrière et l’échec manifeste de son projet historique" (ibid.) d'une part, "l'exploitation suivant son cours" d’autre part, comme "il fallait bien que s'exprime une contestation” ( p.4 ), celle-ci fut prise en compte par le citoyennisme.
La genèse du citoyennisme est d'abord l’histoire d'une disparition, celle du “vieux mouvement ouvrier ” qui, comme elle, ne crée pas de nouveaux rapports entre les classes, aboutit à un vide que le citoyennisme viendra progressivement combler. Né d'un vide, le citoyennisme trouve la condition de sa croissance dans une absence, celle d'un mouvement radical.
En effet, pour l’auteur de "L'impasse", avec la disparition du vieux mouvement ouvrier, il n'y a plus aucune force "se sentant en mesure d’entreprendre à nouveau de transformer radicalement le monde."(p.4). On ne peut que constater que "le citoyennisme ne récupère pas un mouvement qui serait plus radical. Ce mouvement est simplement absent pour l’heure." (p.5). Croisement hybride d'un vide et d'une absence, le citoyennisme devient bien improbable. D'où la nécessité de le fonder “ concrètement ”, rôle dévolu aux classes moyennes cultivées et à la petite bourgeoisie dont "le citoyennisme est l’expression des préoccupations" (p.12). Le citoyennisme reprend, mutatis mutandis, l'illusion du "vieux mouvement révolutionnaire qui ne constituait pas un dépassement du capital mais une gestion de celui-ci par la classe montante." (p.14). Porté par des classes hétérogènes, bricolant de bric et de bio une identité de classe, comment pourrait il réussir là où "un mouvement pourvu d’une base infiniment plus large et plus combative " (p.10) a échoué ?
Des lors, on peut affirmer simultanément que les citoyennistes sont “ dans une impasse ” (p.10) et que le citoyennisme "est potentiellement un mouvement contre révolutionnaire " (p.12), ce qui constitue, pour le moins, une porte de sortie, un avenir. Ce qui revient à dire qu'ils ne sont dans une impasse que par rapport à eux-mêmes , dans leur auto représentation et leur ombre projetée de "révolutionnaires", ce qui au demeurant est leur problème et pas le nôtre, image qui se délitera d’autant plus qu'apparaîtra un mouvement radical les poussant à se manifester pour ce qu' ils sont : des vecteurs de la contre révolution. Ce mouvement radical qui devrait apparaître trouve ses racines dans le même vide que celui qui fonde le citoyennisme : le vide laissé par la disparition du vieux mouvement ouvrier et l'échec de son projet programmatique.
Cette disparition "a pour conséquence que chacun se trouve dans sa vie, seul face à tous les aspects de la domination et de l'exploitation simultanément. Il n’y a plus de refuge, plus de communauté où se replier." (p.17). Ce face à face entre un individu réellement privé de tout lien social et sa mondialisation immédiate est présenté comme le moteur du futur mouvement radical, en ce qu’il est "à la fois une souffrance et la condition même de la libération" ( ibid). L' irrémédiable solitude de l' individu immédiatement globalisé, la disparition de toute identité de classe qui le renvoie à lui-même, l'absence de lien social, sont une souffrance mais cette souffrance est un bien puisque elle est le fondement et le moteur de l'existence d'un mouvement radical. Il devient alors clair que tout ceux qui tentent de mettre sur cette souffrance un baume apaisant, en reconstituant des ersatz de liens, ne sont que des contre révolutionnaires en puissance, dans leur tentative de saper le moteur de la révolution à venir.
Pour l’auteur de "L' impasse...", il n’y a plus de lien social nécessaire entre l'individu et le capital, "l'intégration capitaliste se fait de plus en plus sentir comme artificielle". Et c'est précisément le rôle du citoyennisme que d’apporter ces réponses dérisoires à la souffrance de l’individu "contraint à se penser de façon aussi globale" (p.17). En présentant ses onguents comme autant de moyens d'avoir prise sur sa vie, le citoyennisme est générateur de fausse conscience, impliquant un travail de démystification, de dénonciation, pour éviter que, en créant l'illusion d'un possible lien social humain, elle ne pollue la "vraie" conscience qui ne peut être que celle, génératrice de souffrance, de la solitude irrémédiable de l'individu dans un monde globalisé. Générant, par la vision de la "radicalité" qu'il propose, de la fausse conscience qui constitue le principal obstacle à la pensée souffrante du radicalisme à naître, le citoyennisme est bien l’ennemi principal
Pour l’auteur de "L'impasse...", une idée force est que la disparition du “ vieux mouvement ouvrier ” est une chance pour la révolution et non, comme purent le penser certains, dont l' I.S et les vieux soixantes-huitards, une catastrophe. Si elle est une chance, c'est parce que fondamentalement, dans son projet programmatique de gestion ouvrière du capital, le “vieux mouvement ouvrier ” était fondamentalement réformiste, ne constituait pas un dépassement du capital mais une gestion de celui-ci (cf. p.14), qu'il était un obstacle parce qu'il manifestait le lien unissant prolétariat et capitalisme, lien qui ne peut être qu'intégration ou dépendance vis à vis du capital .
L’analyse de la disparition repose sur un amalgame complet entre le “ vieux mouvement ouvrier ” et le prolétariat. L’échec du projet programmatique du “ vieux mouvement ouvrier ” devient, du fait de l’amalgame opéré, une défaite absolue du prolétariat. Sa disparition comme force se sentant en mesure d’entreprendre de transformer le monde (cf., p.4) débouche sur un vide social. Cette défaite est un bien en ce qu’elle libère les individus du mythe de l’assomption historique du prolétariat comme prolétariat. Si l’on ne peut qu’être d'accord avec le fait que la révolution n'est pas cette assomption, que la révolution n'est ni affirmation, ni transcroissance de ce qu'est le prolétariat dans le capital, il faut mettre quelques bémols à l'affirmation de la disparition comme chance car, dans la disparition du “ vieux mouvement ouvrier ”, telle qu’elle est posée dans le texte, c’est le prolétariat qui disparaît comme classe révolutionnaire.
Premièrement, pour l’auteur de la brochure, le péché originel du prolétariat est que son projet de reprise du mode de production capitaliste par les prolétaires se heurte au fait qu'ils en sont "les fils donc les héritiers "(p.3). Terrible conjonction qui scelle d'emblée le sort du prolétariat génétiquement incapable de mener son projet révolutionnaire à son terme. Le fils ne peut être que l'héritier, le successeur du père, et jamais quelque chose de radicalement différent. Parce qu'il est une classe du mode de production capitaliste, le prolétariat, en tant que classe, n'a ni vocation, ni possibilité à abolir le système. Pire encore, en tant que classe, il est porteur d'une illusion qui étouffe la prise de conscience radicale. L' exploitation engendre contestation et luttes immédiates. Le “ vieux mouvement ouvrier ” fournissait à ces luttes une perspective , un projet, que le développement du capital a ruiné, d'autant plus facilement que ce projet, malgré sa réelle volonté de fonder une communauté humaine, volonté par laquelle se sont écrites les grandes pages de l'action révolutionnaire, ne pouvait être que réformiste, changement de propriétaire, héritage sans bénéfice d' inventaire. Si le citoyennisme peut venir se glisser dans le vide laissé par l'échec du “ vieux mouvement ouvrier ” en se déclarant ouvertement réformiste et pragmatique, c'est-à-dire totalement soumis aux lois du capital et que ce faisant il peut apparaître comme "une résurgence, une continuité et un détournement des idéaux du vieux mouvement ouvrier" (p.4), le lyrisme en moins, c'est parce que il ne fait que dire explicitement ce que, à son corps défendant, le vieux mouvement ouvrier cachait sous une "illusion aujourd'hui moribonde" (ibid) : un réformisme congénital. Les communards ou les spartakistes sont au mieux morts pour rien, au pire pour donner un semblant de chair à une illusion réformiste ; l'hommage aux luttes anciennes, malgré la sympathie qu'il nous inspire, apparaît bien comme le coup de pied de l' âne.
Deuxièmement, dire que la disparition du mouvement ouvrier laisse un vide, l'exploitation continuant de fonctionner malgré cette disparition, suppose une conception particulière des classes et de l’exploitation. Le prolétariat ne peut disparaître et l’exploitation subsister que si l’on suppose que le prolétariat n’est pas un pôle du rapport d’exploitation, mais un être qui a été enfermé dans un rapport d'exploitation qui lui est extérieur. Dans ce cas, on pourra définir la classe par les attributs visibles de son être : le "prolétaire à casquette" (p.19). Ce qui semble être le choix de la brochure quand le support social du citoyennisme est défini comme classe moyenne cultivée, petite bourgeoisie privée de ses privilèges et de son influence politique, classe moyenne en déshérence ( cf. p.15).
Qu’il s’agisse des classes moyennes ou du prolétariat, une classe apparaît comme une collection d'individus structurée par une identité de classe. Ainsi, dans la brochure, les classes moyennes se reconstituent dans le citoyennisme une identité de classe perdue (p.12), la disparition du vieux mouvement ouvrier est disparition de la conscience de classe et de son projet (p.4) "qui ont laissé le prolétariat aphone"(ibid), le Parti étant à la fois famille et Etat ouvrier en germe (p.15). Disparition du prolétariat et disparition de ses organes vont de pair mais, finalement c'est la disparition des organes, de la communauté ouvrière, qui est première. L'échec du “ vieux mouvement ouvrier ” est avant tout l'échec de son projet, projet génétiquement impossible, illusion réformiste, qui unissait les prolétaires dans une forme conflictuelle d'intégration au capital, puisque, par exemple, nous apprenons que la morale du travail était "autrefois partagée également par la bourgeoisie et le prolétariat" (p.16). Il n’est alors pas étonnant que la gestion du capital puisse se transformer facilement en répartition des richesses, que "le vieux mouvement ouvrier n’ayant pu aboutir se change ainsi en simple intéressement aux profits capitalistes" (p.14), ce qui n’a rien d’étonnant étant donné le costume qu’on lui taille dans la brochure.
Se dessine alors, en filigrane, l’image d’un prolétariat totalement passif, soumis aux coups de boutoir du capital, réduit à des luttes défensives, face à un capital qui lui coupe l’herbe sous le pied en bouleversant le travail dans "l’usine communautaire", "l’amenant même à douter de son existence", "à faire le deuil de la révolution" (p.4), définitivement vaincu par le capital.
Si, par extraordinaire, des luttes formellement semblables à celle du “ vieux mouvement ouvrier ” se produisent, l’auteur de la brochure les défend par sympathie révolutionnaire mais tout aussitôt les taxe de "résurgence archaïque de l’action ouvrière", heureusement compensée par un “désespoir bien moderne ”, souffrance et désespoir étant les deux mamelles de la révolution à venir. Cette “ résurgence archaïque ” n'est pas un petit dérapage stylistique. Pour l’auteur de la brochure, dans sa vision de la révolution, il est indispensable que le prolétariat en tant que classe disparaisse jusque dans ses derniers vestiges (puisque la classe a été amalgamée avec les formes du “ vieux mouvement ouvrier ”) et, avec lui, toutes les illusions fondées sur le travail susceptibles de fonder une communauté illusoire, principe d’intégration au capital.
Le thème de base de la naissance du mouvement radical à venir se fonde sur cette disparition de la classe comme communauté illusoire et intégratrice, libérant les individus de tout lien (considéré comme autant d’allégeances), les obligeant ainsi à se penser comme irrémédiablement seuls dans un monde globalisé. Dés lors le choix est le suivant : ou bien l’individu reste confronté à sa solitude et à la souffrance qu'elle engendre et dont il tirera une volonté radicale, soit il adhère à l’un des ersatz citoyenniste ou autre, se reconstituant une identité de citoyen ou d’autre chose, s’intégrant à nouveau dans le capital.
On comprend bien alors l’urgence qu’il y a démasquer l’immense mystification du citoyennisme. Il en va de la naissance et du développement du mouvement radical qui mettra fin à ce monde. Le citoyennisme étant une idéologie, une fausse conscience déviant la pratique, il convient de l’empêcher d’influencer des individus privés de perpective, annihilant l’énergie née de leur désespoir, en révélant, par avance, son vrai et hideux visage, en dénonçant inlassablement ses pauvres amusettes. Tout cela est bel et bon, mais postule que l’individu possède une marge de manoeuvre, une possibilité de se choisir une identité. Il peut choisir de céder aux sirènes du citoyennisme. Le choix inverse est également possible, puisque “ nombre d’individus qui sont aujourd’hui englués dans les contradictions du citoyennisme ” (p.20), en viendront sans doute “ un jour à rejoindre ceux qui désirent réellement le transformer ” (ibid). Bien sur, il est toujours possible de répondre que le parcours individuel de tel ou tel n’a que peu d’importance, puisque le capital produira nécessairement le mouvement radical. Cette certitude de la survenue d’un mouvement révolutionnaire, que nous partageons, est tout à fait louable, mais alors la lutte contre le citoyennisme, comme fausse conscience où s’englue la radicalité des individus, ne devient plus centrale ; elle n'est alors simplement qu’un accélérateur de la naissance du mouvement radical .
Cette aporie est la conséquence directe de la déconnexion des pôles de l’exploitation comme rapport, ce qui contraint à constituer les classes à partir d’individus existants a priori. La condition de possibilité de la disparition du prolétariat en tant que classe, le capital et l’exploitation perdurant, est que les classes sont des êtres subsistant par eux-mêmes qui entrent dans une relation, en l’occurrence l’exploitation. Cette substancialisation de la classe qui est une constante du projet programmatique, affirmation de la classe en tant que classe, a de multiples conséquences théoriques. Pour ce qui nous occupe actuellement, la disparition du prolétariat en tant que classe, le capital et l’exploitation continuant, fait de celle-ci une pure violence du capital vis-à-vis des individus. Mais dès lors que l’exploitation n'est que violence, le capital n’a plus aucune nécessité, sa propre reproduction devenant pour lui-même aléatoire. D’où, dans la brochure, le bref survol de l’histoire du capital : "A peine cette classe ouvriére créée, il doit de nouveau la détruire, et se trouve face au problème de l’intégration de millions d’individus à son monde" (p.16). Ayant laminé "le travail lui même qui est toujours la principale force d’intégration du capital" (ibid), sapant du même coup la base du “ vieux mouvement ouvrier ” et de son programme d’affirmation du travail, le capital se retrouve face à son problème central de “ l’intégration ” qui se fait de plus en plus sentir comme problématique, (...), très artificielle."(p.17).
Ce ne sont plus, ici, l'accumulation ou le mécanisme salarial qui assurent, contradictoirement, la continuité du capital et l’intégration des prolétaires, mais des artifices de plus en plus visibles, artifices dont le citoyennisme ambiant est le principal vecteur. L’impasse citoyenniste, activité de réformistes sans réforme, n’en est pas une. En confondant disparition du vieux mouvement ouvrier et disparition du prolétariat, l’auteur de "L’impasse..." réunit toutes les conditions pour que le simple projet de réforme équivale à la contre révolution. Dans la vision du monde que l’on nous a proposée, finalement peu importe que les citoyennistes ne proposent, naturellement, aucun moyen. L’impuissance du citoyennisme à obtenir des résultats, sa simple existence comme vecteur de fausse conscience, suffisent pour qu'il joue son rôle.
Potentiellement, avec la disparition du prolétariat, le capital en tant que classe capitaliste a également disparu. L’exploitation se réduit à la violence exercée par un petit nombre d’individus sur une multitude d’autres individus, auquel le citoyennisme essaie de donner un visage humain, une légitimation. Fondamentalement, le mode de production capitaliste est déjà mort. Au mieux un golem dont le citoyennisme détiendrait la formule. En poussant à la limite, le préalable à la révolution pour l’auteur de "L'impasse..." est non seulement la disparition du prolétariat mais encore celle du capital, au profit d'individus errant dans un vide social, peuplé d'illusions tentatrices et trouvant dans leur désir de communauté humaine la volonté et la force de recréer un autre monde.
Le capital est déjà mort, il ne reste plus qu’à en prendre conscience, contre les illusions de la fausse conscience citoyenniste.
Nous avons, jusqu’à présent analysé, dans son fonctionnement interne, cette critique du démocratisme radical qui se limite à la dénonciation. Déjà, dans l’exposé de ses thèmes apparaissent leurs fondements. C’est à une présentation systématique de ceux-ci, dans le moment historique, qu’il nous faut maintenant en arriver.


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